Au fil de mes réflexions sur les politiques autour du jeu vidéo, j’ai régulièrement réfléchi au meilleur moyen de mettre en place des politiques publiques pour le jeu vidéo, et je suis progressivement arrivé à la conviction qu’un Centre National du Jeu Vidéo serait la meilleure solution pour mettre en place une politique publique dédiée au jeu vidéo. J’ai participé à une table ronde (filmée) sur le sujet cet été, mais la vidéo n’étant toujours pas disponible, je publie ici un résumé de mon intervention, légèrement mise à jour depuis.
Pourquoi une politique publique pour le jeu vidéo ?
Depuis une vingtaine d’années, une immense partie de la jeunesse joue au jeu vidéo, et les jeunes d’il y a 20 ans ont maintenant 35-40 ans et une bonne partie conserve une pratique du jeu vidéo. D’après la propagande de l’industrie du jeu vidéo, il y a aujourd’hui environ 55% de la population française qui joue. Cela ne doit pas masquer qu’aujourd’hui une grande partie des joueurs sont, pour des raisons historiques et pour des raisons de choix éditoriaux des éditeurs, des jeunes hommes. Cependant, l’élargissement du public en termes d’âge et de genre est réel et tout laisse penser qu’il devrait se prolonger.
En termes de chiffres – puisqu’on est bien en face d’une industrie – le jeu vidéo représente en France 3 M€ de chiffre d’affaires (livre : 2,8 M€, cinéma+vidéo : 2,6 M€ (1,2+1,4), musique enregistrée : 600 m€) et dans le monde : 50 M€ (livre : 82 M€, cinéma : 66 M€, musique enregistrée : 22 M€).
Enfin, si la création de jeu vidéo puise largement ses références dans d’autres cultures populaires, on voit de plus en plus l’inverse qui se produit, c’est-à-dire les codes culturels du jeu vidéo imprégner d’autres domaines, comme le cinéma ou la musique en particulier.
Quelle que soit la réponse que l’on apporte à la question de savoir si le jeu vidéo est un art, cela montre la place importante et grandissante du jeu vidéo dans la culture. Et cette place grandissante rend donc de plus en plus nécessaire de véritables politiques publiques pour le jeu vidéo.
Pour défendre la diversité de la création
Aujourd’hui, la quasi-totalité du financement de la création de jeu vidéo est orienté exclusivement vers la réalisation de profit et le retour sur investissement. Ce qui pose deux principaux problèmes :
- Un certain formatage de la création, qui découle des logiques de rentabilité, de prise de risque limité, et d’autocensure.
- Vu le caractère extrêmement mondialisé de cette industrie (ce qui contrairement aux biens matériels n’a pas de conséquences écologiques), induit une compétition internationale pour les capitaux, que les studios français peuvent difficilement gagner. En effet, le modèle social, le système de droit d’auteur et la surévaluation de l’euro réduisent l’attractivité de la France pour les investisseurs internationaux. D’autant plus que d’autres territoires pratiquent un fort dumping fiscal ou social.
Ces deux éléments ont pour conséquence une disparition progressive de la création française de jeu vidéo, ce qui, au delà des questions d’emploi, est dommageable en termes de diversité de la création mondiale. Il faut donc que la puissance publique agisse pour défendre l’intérêt général.
Pour régler les questions du droit d’auteur
Comme je l’expliquais dans mon article sur le droit d’auteur en jeu vidéo, la question des droits d’auteur entre créateur et ayant droit (studio ou éditeur) pose en pratique peu de problèmes parce que le secteur est très peu développé et encore très jeune, mais elle est loin d’être réglée sur le fond.
D’autre part, le jeu vidéo s’inscrit dans la problématique plus large de la question du droit d’auteur entre les auteurs et le public à l’ère du numérique. Quel partage non marchant ? Quel marché d’occasion ? Quelles limites pour le domaine public ?
Pour une meilleure régulation de la diffusion
Les questions de la régulation de la diffusion comportent deux aspects différents. Premièrement, les questions liées à la protection de la jeunesse et donc à la restriction de la diffusion de certains jeux à certains publics. Aujourd’hui, le système PEGI mis en place en Europe est d’une grande hypocrisie : d’un côté il reconnait que certains jeux ne sont pas adaptés à un jeune public (avec les icônes correspondantes), de l’autre, aucune mesure n’est prise pour effectivement limiter l’accès des jeunes joueurs à ces jeux.
Deuxièmement, le contrôle éditorial réalisé par les constructeurs ou les plateformes de diffusion fait qu’aujourd’hui on observe des cas de jeux censurés par des acteurs privés comme Apple, mais surtout une forte autocensure de la part des éditeurs et par conséquent des studios.
Un Centre National du Jeu Vidéo
Si les questions de droit d’auteur et de règlement de la diffusion peuvent être réglées par des lois (à conditions que les représentants du peuple soient capables de comprendre les enjeux pour pouvoir trancher politiquement), la question de la diversité de la création, et donc de son financement est une problématique permanente, et doit avoir sa propre institution, sur le modèle du Centre National du Cinéma et l’image animée (CNC).
« L’affaire Maraval » a permis de remettre au grand jour la question du fonctionnement du CNC et a déclenché de vifs débats entre professionnels du cinéma. Mais il y a un point qui, quelles que soient les positions a quasiment toujours fait l’unanimité : le système de financement du cinéma français (où la diffusion commerciale d’œuvres finance la création) est fondamentalement bon, et on lui doit la survie du cinéma français, alors qu’il a très largement disparu dans le reste de l’Europe. Cela dit, ce système est loin d’être sans défaut, d’où les débats au début de l’année.
L’idée est donc de s’inspirer du CNC pour créer un Centre National du Jeu Vidéo (CNJV), en reprenant ce qui fonctionne bien pour le cinéma, en tirant les leçons des problèmes actuels posés par le fonctionnement du CNC, et bien sûr en adaptant le dispositif aux spécificités du jeu vidéo, qui possède des similitudes avec le cinéma, mais aussi des différences.
Missions du CNJV
- Participer au financement de création française de jeu vidéo
- Promouvoir la création française de jeu vidéo en France et à l’étranger
- Coordonner et promouvoir les aides territoriales au jeu vidéo
- Protection du patrimoine vidéoludique
Pourquoi un organisme dédié au jeu vidéo ?
Le jeu vidéo est aujourd’hui traité par les pouvoirs publics par de trop nombreux organismes et administrations : Ministères de la Culture, de l’Économie, du Redressement Productif (via le Ministère délégué à l’Innovation et l’Économie numérique), CNC, UBIFRANCE, Bpifrance, certaines collectivités locales… Et malgré la grande qualité professionnelle des responsables « jeu vidéo » dans ces différentes institution (notamment au CNC), la situation n’est pas satisfaisante :
- Comme signalé dans le récent rapport sénatorial, les conditions d’accès aux aides sont trop complexes, les studios de jeu vidéo devant contacter de nombreux acteurs publics.
- C’est aujourd’hui principalement le cinéma et la télévision qui financent (via le CNC) le jeu vidéo, ce qui n’est pas cohérent, et pas forcément pérenne concernant la télévision.
- La branche consacrée au jeu vidéo au CNC manque d’autonomie, notamment en termes de communication et de pouvoir d’initiative.
Le CNJV doit donc être indépendant du CNC. Il doit être une structure indépendante, mais légère en terme d’effectif et de budget de fonctionnement, adapté à la réalité de l’environnement des studios de création en France.
Financement du CNJV
Si le budget du CNJV est trop important pour être intégralement absorbé par celui du Ministère de la Culture (dont il devrait dépendre), alors encore une fois, le modèle de financement du CNC a fait ses preuves, il faut donc le transposer, toutes proportions gardées, au jeu vidéo, c’est-à-dire mettre en place une taxe sur l’ensemble des revenus générés par le jeu vidéo en France, quels que soient le canal de diffusion et le modèle économique du jeu.
Éviter les écueils du CNC
Le mode de financement actuel du cinéma est largement cité comme modèle au niveau mondial, mais il pose plusieurs problèmes, qui pourraient également survenir au CNJV. Il faut donc les anticiper, et penser des mécanismes qui structurellement les empêchent (ou les réduisent fortement).
Une des principales critiques formulées contre le CNC est les salaires exorbitants des acteurs que permettent finalement le financement public. Le risque est pour l’instant très faible dans l’industrie du jeu vidéo, mais il est facile de conditionner l’aide publique à certaines conditions de rémunération. L’autre principale critique est le manque de diversité artistique dans les films financés, pour des raisons de routine et de copinage, tendant à créer un genre de cinéma officiel, au détriment de réalisateurs ne rentrant pas dans les canons.
Pour éviter cela, le CNJV doit être une organisation démocratique, avec un conseil composé de professionnels du secteur (salariés, indépendants et dirigeants), de journalistes, de joueurs et éventuellement d’élus du peuple, le tout dans des proportions à déterminer, comme pour ce que devrait être le conseil national des médias.
Un Centre National du Jeu Vidéo encore à imaginer…
Ces quelques idées ne sont que des pistes qui devront être prolongées par une réflexion démocratique permanente sur le rôle du CNJV, et de façon plus large sur la place du jeu vidéo dans la société.
A suivre donc, ici et ailleurs.