Tout d’abord, quand on parle d’indépendance, il convient de préciser de quoi on parle. Qui dit indépendance, dit indépendance de quelqu’un par rapport à quelqu’un d’autre. Ici, on parlera généralement d’indépendance de la presse par rapport aux éditeurs de jeux. Mais cette question, prise dans son ensemble, n’a que peu de sens, et j’expliquerai pourquoi. La question que l’on se pose en fait est : les journalistes de la presse spécialisée dans le jeu vidéo peuvent-ils véritablement écrire ce qu’ils pensent vraiment ? C’est donc la question de la liberté d’expression des journalistes jeu vidéo qui est en question.
Appréhender la réalité de la liberté d’expression effective des journalistes en général peut être un problème relativement complexe. Mais concernant la presse vidéoludique, pas besoin d’avoir lu la Fabrication du Consentement ou d’être adhérent d’Acrimed pour comprendre les mécanismes à l’œuvre dans ce secteur : les choses sont plus simples.
Version courte : 3615 Usul – La presse JV
Version longue : la suite de l’article.
I Écarter les mauvaises explications
Si les choses sont simples, il convient néanmoins de ne pas croire aux explications trop simples (mais fort pratiques), qui se focalisent uniquement sur la question de la déontologie des journalistes. Si c’est pour lire ça et déplorer qu’il n’en soit pas autrement, autant aller sur Arrêt sur Images ((Bon en fait cette émission consacrée à l’indépendance de la presse jeu vidéo n’est pas si mal, mais c’est plus Ivan Gaudé, de Canard PC, qui soulève les véritables questions)).
Le problème le plus fréquemment mis en avant, les ménages – c’est-à-dire le fait qu’un journaliste soit rémunéré par un éditeur pour effectuer la présentation d’un jeu lors d’un évènement – n’est effectivement pas sans conséquence, notamment dans les cas extrêmes où un journaliste d’une grande notoriété se transforme en panneau publicitaire ((C’est le fameux Doritosgate, raconté par exemple ici)), puisque cela accentue la proximité des journalistes avec les éditeurs dans un milieu déjà réduit, mais il ne faut pas en surestimer les effets : d’une part ces ménages représentent en France des enjeux financiers faibles et d’autre part leur aspect par nature totalement public limite les abus.
Concernant les fausses solutions, de nombreux média jeu vidéo ont décidé à la suite d’une « affaire » ou d’une autre, de clarifier leurs pratiques vis-à-vis des éditeurs de jeu vidéo en publiant une charte de déontologie, un éditorial de clarification du sujet ou ce genre de choses. Aussi bien intentionnés et même peut-être sincères puissent être leurs auteurs, ces chartes n’ont que peu d’intérêt, car elles ne sont assorties d’aucune obligation, d’aucune contrainte extérieure, et même si par hasard le non-respect d’une de ses clauses se trouvait découvert, aucune pénalité ne serait infligée au média. En quelque sorte, les promesses n’engagent que ceux qui y croient…
Dans les deux cas, il s’agit de pointer du doigt la responsabilité individuelle des journalistes sans voir que le problème est un problème structurel, de fond, pas une histoire de quelques journalistes à la déontologie questionnable qui saliraient le métier. Non, les véritables enjeux sont fondamentalement des enjeux structurels et économiques.
II. L’indépendance en quatre critères
Afin d’analyser de manière objective les facteurs de dépendance ou d’indépendance de la presse jeu vidéo par rapport aux éditeurs de jeux, il convient d’analyser point par point pour chaque média les quatre critères clés qui conditionnent son indépendance : ses sources d’information, sa structure actionnariale, ses sources de financement et le rapport de force global induit par ses critères et par l’audience du média.
1. Quelles sources d’informations ?
Comme une grande partie de la presse spécialisée d’autres domaines, la presse jeu vidéo fait face à un problème central pour son indépendance : l’immense majorité de l’information est produite par les éditeurs. C’est inévitable et c’est pour cela qu’imaginer une presse jeu vidéo totalement indépendante des éditeurs est illusoire. Cela dit, les éditeurs font un maximum d’efforts pour que cette information soit utilisable par les médias à un moindre coût : information formatée (communiqué de presse, alerte presse, alerte « assets »), éléments médias facilement accessibles et utilisables (FTP, extranet, vidéos « embed » prêtes à l’usage) etc. D’autre part l’accès aux studios de développement (là d’où émane pourtant l’essentiel de l’information brute sur les jeux) est le plus souvent volontairement restreint par les éditeurs.
Au final, se contenter de relayer l’information diffusée par les éditeurs (ou leur agence de presse) est nettement plus simple – et donc plus économique – que de faire l’effort d’aller chercher l’information à la source, et fortiori de la produire soit même (analyse, dossier de fond). Plus la situation financière du média est difficile, plus grande pourra être la tentation de favoriser l’information bon marché, c’est-à-dire préparée par les éditeurs.
D’autre part, pour pouvoir sortir les critiques ou tests des jeux dans les temps (c’est-à-dire au moment de la sortie du jeu), la presse dépend largement des versions de tests mises à disposition par les éditeurs. Une critique trop sévère et le média risque un « blacklistage » par l’éditeur, c’est-à-dire, pas de versions de test des prochains jeux et, comme on le verra ci-après, une éventuelle coupure du budget publicitaire. Le journal devra donc aller se l’acheter lui-même et sortir son article en retard, générant une perte d’audience. Généralement, les relations avec l’éditeur reviennent rapidement à la normale ((Sur le sujet, lire l’interview d’Ivan Gaudé sur Ragemag)). La capacité du média à encaisser les « blacklistage » des éditeurs dépend, là encore, de sa santé financière.
2. A qui appartient le média ?
Question évidente mais pourtant fondamentale : qui est le propriétaire du média en question ? Deux principaux cas de figure : soit il appartient aux journalistes qui y travaillent, soit il appartient un propriétaire extérieur. Dans le second cas, il faut se demander pourquoi le journal été acheté (ou fondé) par ce propriétaire. Quand une société investi plusieurs centaines de milliers à plusieurs millions d’euros pour être propriétaire d’un média d’information générale son objectif peut être multiple (notamment dans l’espoir d’influencer l’opinion publique, ou d’améliorer la couverture médiatique de ses autres activités commerciale), mais dans le jeu vidéo, l’objectif est simple : il s’agit de rentabiliser son investissement.
A partir de là, toutes les décisions seront prises avec cet objectif en ligne de mire. Même si un changement de propriétaire n’a pas forcément de conséquences immédiates, les propriétaires finissent tôt ou tard par vouloir exercer leur pouvoir de décision, structurellement supérieur à celui des journalistes. Comme le disais si bien Franz-Olivier Giesbert, pourtant alors directeur des rédactions du Figaro : « Mon pouvoir, excusez-moi, c’est une vaste rigolade. Le vrai pouvoir stable, c’est le pouvoir du capital. Il est tout à fait normal que le vrai pouvoir s’exerce. » ((France Inter, 1989)). Et les conflits qui traversent actuellement Libération en sont une preuve flagrante ((« Libération » crie sa rage en une : « Nous sommes un journal », Emmanuelle Anizon, Télérama, 08/02/2014)).
3. Qui le finance ?
Si la propriété de l’entreprise détermine sa stratégie à long terme, son mode de financement est lui déterminant pour les choix à plus court terme. Les principaux médias spécialisés sont tous financés par la publicité, au moins en partie. Mais certains possèdent d’autres sources de financement, d’autres non. Les magazines papiers requièrent l’achat du numéro ou un abonnement, alors que certains sites proposent un abonnement facultatif (autour de 2-3 € par mois) donnant des avantages sur le site (dont la suppression de la publicité). Enfin, certains médias peuvent vendre du contenu rédactionnel à d’autres sociétés comme des médias généralistes ou des sites marchands.
Le financement par la publicité et par les ventes/abonnements créent tous les deux une dépendance face à l’audience du média : moins de lecteurs implique moins de revenus. Mais cette dépendance ne s’inscrit pas dans la même temporalité : un média financé par les ventes tendra à favoriser le temps long, afin que ses acheteurs/abonnés le restent, donc aura plutôt tendance à favoriser la qualité (perçue par les lecteurs en tout cas). La publicité elle favorise tout type d’audience : celle des lecteurs réguliers d’une part (et il ne faut pas l’oublier !) et, en plus, celle des lecteurs/visiteurs occasionnels. Et cette audience-là provient pour la presse papier de « une » racoleuses (ce qui n’est pas le cas dans le jeu vidéo) et pour le web aujourd’hui essentiellement des moteurs de recherche. Cette recherche d’audience ponctuelle implique une course à la vitesse de publication de la dernière actualité et une tendance à se focaliser sur les thèmes qui sont fréquemment recherchés à ce moment-là, pour pouvoir ressortir dans les résultats des recherches.
A ce premier effet de la publicité (la recherche d’une audience immédiate), s’ajoute celui bien connu de la pression économique des éditeurs-annonceurs. Ou plutôt des annonceurs-éditeurs, car une très large majorité des annonceurs dans les médias jeu vidéo sont des éditeurs de jeu vidéo, ou de secteurs connexes. Concrètement, comment ça se passe ? Un média publie une information qui déplait à un éditeur (info confidentielle ou opinion négative sur un jeu), l’éditeur annule le budget publicitaire prévu sur ce média ((Les « affaires » Heavy Rain (Sony) / Gamekult et Call of Duty : Black Ops 2 (Activision) / Gameblog ont fait parler d’elles, mais bien d’autres ne sont sans doute jamais dévoilées publiquement)). Les médias reviennent rarement en arrière sur les notes ou informations publiées (sous peine de perdre toute crédibilité auprès de leurs lecteurs), mais l’effet de ces pressions économiques est que, la fois suivante, les médias réfléchiront à deux fois avant de publier un article qui ne plaira pas à un éditeur/annonceur.
Que le média cède ou non à ce chantage économique dépend de beaucoup de facteurs, comme la diversité et la solidité du financement, le courage des dirigeants du média, l’indépendance de la rédaction par rapport à la publicité, et finalement, du rapport de force global entre le média et l’éditeur.
4. Quel rapport de force ?
Les différents éléments évoqués précédemment doivent être combinés à l’audience du média, pour finalement permettre de déterminer le véritable facteur d’indépendance entre média et éditeurs de jeu : le rapport de force. Car, oh surprise, les relations entre deux sociétés commerciales sont avant tout économiques, c’est-à-dire sont la traduction financière d’un rapport de pouvoir.
Car c’est bien finalement la question centrale qui se pose en cas de conflit entre éditeurs et médias : qu’à chacun à perdre en cas de coupure des relations ? C’est là que l’audience entre en jeu. Plus importante est l’audience du média, plus il pourra être indépendant. Ainsi par exemple jeuxvideo.com, qui pourtant appartient à sa régie publicitaire et qui est financé à 100% par la publicité, jouit incontestablement d’une bonne indépendance éditoriale, car du fait de sa position extrêmement dominante en termes d’audience (environ cinq fois plus de lecteurs que le deuxième site), aucun éditeur ne peut se permettre de se fâcher avec jeuxvideo.com. Alors qu’à modèle économique et actionnarial équivalent, un site comme jeuxactu.com est probablement plus vulnérable aux pressions économiques ((Jeuxactu réalise par ailleurs de nombreux partenariats avec les éditeurs. Lire JeuxActu.com, faux site de presse et vraie agence de pub , Sébastien Rochat, Arret sur Images, 05/12/2012)).
III Quelles perspectives ?
Avec cette grille de lecture, on peut analyser la situation actuelle et les perspectives du secteur, et paradoxalement, elles ont à mon sens plutôt de quoi rendre optimiste.
Presse papier : Canard PC, JV/Games, le survivant et le renouveau
Au niveau de la presse papier, 2012 a vu la fin de l’agonie de M.E.R.7 (ex Yellow Media, ex Future France) et la fermeture de quasiment tous les magazines jeu vidéo français restant, et 2013 a vu la fin d’IG Magazine. Cependant Canard PC, lancé il y a maintenant plus de 10 ans, se porte bien.
Les nouveaux magazines papier lancés l’année dernière, JV et Games Magazine ((Lire : Entretien avec Jérôme Dittmar (GAMES Magazine), Pocket Gamer France)), ont chacun choisi une nouvelle approche du traitement du jeu vidéo, et les premiers résultats semblent encourageant. Ces trois magazines, avec leurs différences importantes, profitent de leur périodicité pour s’éloigner un peu de la pure logique news/test/preview et proposer d’autres contenus moins directement dépendant des éditeurs. Au niveau de la structure actionnariale, ils appartiennent (pour Canard PC et JV en tout cas) aux journalistes fondateurs qui y travaillent ((- Canard PC appartient aux cinq journalistes fondateurs (dont trois y travaillent encore), et à deux sociétés minoritaires : Materiel.net et Gandi
– JV Le Mag appartient aux journalistes qui y travaillent
– Pour Games Magazine, c’est mois clair : il appartient aux Éditions Réticulaires (Chronic’art) dont les principaux actionnaires sont, d’après leur site : Léo Scheer, Benoit Maurer, 2B2M)). Enfin, au niveau des sources de financements, tous sont financés à la fois par les lecteurs et par la publicité.
Sur Internet : une réorientation des challengers
Sur le web, à part jeuxvideo.com qui reste largement dominant, on assiste à des reculs d’audience des autres sites sur le même positionnement « généraliste jeu vidéo » et possédant les mêmes caractéristiques (selon les critères définis précédemment) : jeuxvideo.fr, jeuxactu.com, gamekult.com.
Face à ce recul, Gamekult essaye de se démarquer d’une part en offrant plus que le triptyque news/tests/preview par la rédaction de dossier plus recherchés, de véritables analyses de fond, et d’autre part de diversifier son financement via le (re)lancement des abonnements premium, en faisant le lien entre les deux ((Les articles de fond sont tagués « Co-financés avec nos membres Premium »)). C’est aussi la voie qu’emprunte Gameblog, qui lui est toujours majoritairement détenu par ses fondateurs. Sans avoir de chiffres plus précis sur le nombre d’abonnés que le marquage « premium » dans les forums, il semble que leur offres « premium » connaissent un certain succès.
Enfin, la montée en puissance permanente des réseaux sociaux au détriment des moteurs de recherche comme point d’entrée vers l’information sur le web oblige les sites à favoriser un contenu que les lecteurs ont envie de partager plutôt qu’uniquement optimisé pour un bon classement sur Google(-actualités), ce qui favorise le contenu de qualité (ou, aussi, celui qui « buzz »).
IV Conclusion
Au final, on ne peut que constater les médias de presse spécialisée dans le jeu vidéo qui survivent (ou qui possèdent des perspectives positives pour les plus récents) sont ceux qui disposent de la plus grande indépendance par rapport aux éditeurs de jeu vidéo, de par leur sources d’information, leur détention par leur rédaction et un financement diversifié, le tout permettant de créer un rapport de force équilibré.
Si la presse d’information politique et générale possède des problématiques qui lui sont propres (et qui dépassent le sujet de cet article), on peut néanmoins constater que les mêmes effets produisent les mêmes causes ((Lire par exemple cet article : Libération, d’un Joffrin à l’autre …de 2006)), avec des enjeux qui eux dépassent ceux du jeu vidéo, puisqu’il s’agit de rien moins que l’information des citoyens, pilier indispensable de la démocratie.