Le Sénat vient de publier un rapport d’information de MM. André Gattolin (Europe Écologie Les Verts) et Bruno Retailleau (Union pour un mouvement populaire), fait au nom de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication et de la commission des affaires économiques intitulé « Jeux vidéo : une industrie culturelle innovante pour nos territoires ». Que penser de ce rapport ?
Un rapport juste et précis.
D’abord, et c’est à mon sens le point essentiel à soulever, notamment au regard des commentaires de la presse spécialisée (mais je reviendrai là-dessus), le rapport dresse globalement un constat tout à fait juste et équilibré du secteur du jeu vidéo en France aujourd’hui. Ce rapport montre bien qu’il n’y a pas ici de fossé entre les élus et la « réalité », soit ici le monde du jeu vidéo, comme ce dernier pourrait le croire. Julien Villedieu, délégué général du Syndicat National du Jeu Vidéo (SNJV), a par exemple déclaré sur Twitter, à l’occasion de la publication du rapport :
« Votre rapport cerne parfaitement les enjeux et besoins de la production de #jeuvideo en FR »
@AndreGattolin @BrunoRetailleau votre rapport cerne parfaitement les enjeux et besoins de la production de #jeuvideo en FR @publicsenat
— Julien Villedieu (@Julv_SNJV) September 24, 2013
Cela dit, les rapports parlementaires, contrairement aux rapports de la Cour des comptes ou aux rapports commandés à une « célébrité », sont souvent d’une grande justesse concernant le constat. Ce rapport reprend d’ailleurs certains éléments toujours d’actualité présents dans les rapports précédents (comme le rapport de M. Martin Lalande sur le statut juridique du jeu vidéo).
Malgré les critiques que je formule par la suite, l’essentiel est bien là : ce rapport a parfaitement saisi les enjeux du secteur du jeu vidéo français.
Quelques erreurs, oublis ou légers biais
Au-delà de quelques petites erreurs sans importances mais qui font un peu tache (Peter Molyneux grand créateur de jeux chez Nintendo, Hasta la Muerte comme exemple de grand succès français), le rapport comporte à mon sens quelques points d’ombre.
Sur la compétitivité
Mentionnée à plusieurs reprises et présente en fil rouge sur une bonne partie du rapport la question de la compétitivité des entreprises françaises n’est pas vraiment traitée à mon sens de manière suffisante. En particulier, il n’est pas du tout mentionné le problème de la surévaluation de l’euro, qui est un véritable problème pour les entreprises de sous-traitance (comme les studios de développement pour des éditeurs) françaises. Avec une monnaie moins chère de 25%, les studios français seraient nettement plus compétitifs. Autre point, le dumping fiscal absolu réalisé par certaines provinces canadiennes est mentionné que très rapidement (p 64), et l’on n’en mesure donc pas bien l’ampleur.
Inversement, une comparaison internationale est faite sur les salaires (p 50) dans le secteur pour expliquer l’attractivité des studios dans certains pays, mais sans véritablement creuser la question. Indiquer les salaires moyens aux États-Unis et au Royaume-Uni sans mettre cela en rapport avec le niveau de services publics de ces pays est trompeur : ce sont plutôt les niveaux de vie qu’il faudrait comparer1.
Une sous- représentation des salariés
Si durant la première partie du rapport, on ne peut que saluer la diversité des personnes citées (dirigeants de studio, philosophes, sociologues, chercheurs, journalistes, écoles), la deuxième partie de l’analyse, et la partie dédiées aux propositions (III. C) est fortement dominées par les analyses et propositions du SNJV (ce qui explique également la satisfaction de Julien Villedieu sur ce rapport). Il est évidemment tout à fait normal que le SNJV occupe une place importante dans ce genre de rapport, le syndicat étant à la pointe de la défense des entreprises françaises du secteur et faisant à ce niveau-là un bon travail.
Cependant, il ne faut pas oublier que le SNJV est un syndicat patronal. Et si les relations entre dirigeants et salariés (et indépendants) sont dans le jeu vidéo souvent moins formelles du fait de la faible taille des structures et de la passion commune qui anime le plus souvent aussi bien les dirigeants que les salariés, il n’en reste pas moins que leurs analyses et intérêts ne sont pas toujours convergents.
En particulier, le rapport n’évoque pas les conditions de travail souvent très difficiles pendant les crunch2, minimise la sous-représentation extrême des femmes dans tous les métiers créatifs (hors graphismes) et les postes de direction (p 49).
Sur la question des droits d’auteur, seul le point de vue de trois dirigeants et donné (p 52), et sur les contrats de travail le rapport reprend de larges citations des propositions du SNJV sur la mise en place de contrats de projet.
Évidemment, en l’absence de toute représentation syndicale des salariés rend leur consultation plus complexe, mais sur un certain nombre de questions, leurs analyses auraient peut-être étés différentes (par exemple les salariés sur les contrats de travail ou les auteurs sur le droit d’auteur).
Le jeu vidéo : une absence de vision
Le rapport le souligne dès le début, le jeu vidéo est « une industrie à mi-chemin entre culture et technologie ». Mais après une analyse d’une vingtaine de pages sur les aspects culturels et sociologiques du jeu vidéo (partie I) et d’une trentaine de page des aspects économiques (partie II), la partie III explique comment favoriser le « jouer français » … mais ne parle jamais du pourquoi. Cela peut sembler une évidence, car la question est occultée, mais ça ne l’est pas.
Si c’est la dimension industrielle (ou technologique) qui est mise en avant (comme dans ce rapport), pourquoi devrait-on défendre le secteur du jeu vidéo français (et pourquoi plus qu’un autre) ? D’autant que les partis des deux rédacteurs du rapport (EELV et UMP) sont opposés à tout protectionnisme au niveau national.
Non, si l’on veut défendre le secteur du jeu vidéo français (et c’est mon cas), c’est à mon sens avant tout pour défendre diversité de la création. Mais faute d’avoir explicité l’objectif des mesures proposées, et c’est-à-dire la vision à long terme pour le jeu vidéo français, le rapport hésite entre perspectives industrielles et culturelle, et vient même à se poser explicitement la question, à l’occasion de la première mesure : « La plateforme [de distribution proposée] accueillerait les jeux fabriqués sur notre territoire, ce qui impliquerait d’ailleurs une réflexion sur le « made in France » que l’on souhaiterait soutenir en la matière » (p 75). Cette réflexion aurait dû être un préalable à toutes les mesures. Comment peut-on en effet penser que le choix des modes de soutien à l’industrie n’a pas d’influence sur la création qu’il en ressort ?
Lire la suite : Analyse des 10 mesures proposées par le rapport.
- En y intégrant les services publics et prestation sociales. Si je gagne plus, mais que je dois payer pour l’école de mes enfants, pour ma couverture sociale, pour un fond de pension, etc. mon niveau de vie n’est pas forcément supérieur ↩
- La dessus lire par exemple Crunch attention, développeurs sous pression, Gamekult ↩